La liseuse fait-elle de moi un nouveau lecteur ?

Heureux utilisateur d’une liseuse (puisque c’est le terme qui semble finalement s’imposer), je me suis demandé il y a peu ce que cet appareil, maintenant pleinement intégré dans mon quotidien, avait changé dans ma pratique individuelle de lecteur.
D’abord, les évidences : non, je n’achète pas moins de livres papier. Pour une raison très simple : dans 49 cas sur 50, le titre que je souhaite lire n’existe pas en version numérique. En revanche, il ne me viendrait plus à l’idée d’acheter en version imprimée un texte appartenant au domaine public.
Professionnellement : j’imprime beaucoup moins. Dès que j’ai affaire à un article de blog un peu long et ardu, à un mémoire, un rapport, je clique sur l’icône DotEpub et j’ajoute le texte à ma liseuse. Celle-ci, et plus tard, la tablette, m’ont fait redécouvrir la lecture longue sur Internet.

Oui, je télécharge surtout des textes gratuits. En ceci je ne déroge pas à la tendance générale puisque, d’après cette étude, 75% des ebooks téléchargés en France sont des ebooks gratuits. Une liseuse est rentable au bout du téléchargement d’une trentaine de livres gratuits, si je me fie au coût moyen d’un classique en édition de poche.
La liseuse fut donc pour moi, dans un premier temps, une belle opportunité de lire une poignée de grands classiques que je m’étais promis de lire depuis plus ou moins longtemps, et l’occasion de découvrir, grâce à des sites comme la bibliothèque électronique de Lisieux ou les Miscellanées, plusieurs de ces “petits maîtres” injustement négligés par l’histoire littéraire officielle, et qu’un blog comme Le Cabine de Curiosités d’Eric Poindron, par exemple, donne régulièrement envie de découvrir (et Dieu sait pourtant si je suis, spontanément, peu porté vers la littérature du XIXème siècle, sauf exceptions).
La liseuse eut aussi pour effet d’accroître considérablement ma consommation de textes courts, nouvelles ou brefs essais (télécharger un recueil mais ne lire qu’une ou deux nouvelles), et de me rendre encore plus curieux (d’abord par l’effet de nouveauté qui m’a conduit à télécharger des livres que je n’aurais pas forcément achetés en version imprimée, puis par l’habitude de télécharger les extraits gratuits de romans récents proposés par certains éditeurs. Et j’imagine sans peine l’intérêt d’un tel outil pour un acquéreur en bibliothèque…).

Oui, le prix me dissuade parfois de télécharger. Et c’est d’ailleurs paradoxal, car ce critère n’entre jamais en ligne de compte, sauf cas extrêmes, dans mon choix d’un livre imprimé. Alors que le consentement à payer – véritable prix de la culture – semble fixé par certaines enquêtes autour du tiers du prix d’un livre imprimé, le prix du livre numérique est souvent le même qu’un livre imprimé, voire supérieur s’il existe une édition de poche. Entre l’édition papier d’un recueil de Benjamin Fondane à 9€ sur un célèbre libraire en ligne et l’édition numérique du même titre à 29€, bloquée par des DRM qui m’empêcheront de surligner et de le transférer d’une machine à l’autre au gré de mes futurs changements de matériel informatique, mon choix est vite fait.

Oui, il m’arrive de « pirater » un livre. Cela reste cependant plutôt rare, les textes disponibles en piratage étant peu ou prou les mêmes que ceux disponibles légalement. N’attendez pas de moi des liens : il ne faut pas plus de cinq minutes à l’internaute un peu débrouillard pour télécharger en epub le dernier Guillaume Musso ou la série des Nicolas Le Floch de Jean-François Parot, le tout sans DRM. Les lecteurs boulimiques de SF et de littérature sentimentale trouveront de quoi se sustenter pendant de nombreux mois. Bien sûr, pour télécharger illégalement Guy Dupré ou William Gaddis, c’est une autre paire de manches ; les amateurs de littérature moins « mainstream » devront encore attendre longtemps avant de pouvoir pirater leurs auteurs favoris.

Oui, je deviens (un peu) éditeur. Avec le livre numérique, la frontière entre lecteur et éditeur s’estompe, je l’expérimente à mon modeste niveau.
Pour étoffer l’offre libre de droits, d’abord. Les principaux sites proposant en epub des textes du domaine public (Ebooks gratuits, projet Gutenberg, Manybooks, Feedbooks) en donnent pour tous les goûts, avec une qualité de fichiers cependant inégale et quelques lacunes surprenantes. Un deuxième vivier, indirect, est constitué par les bibliothèque numériques en format html : Wikisource, Bibliothèque de Lisieux, l’ABU… L’offre élargit alors considérablement celle des sites sus-mentionnés, mais il reste à convertir les fichiers html en fichiers epub, voire opérer un mini-travail éditorial.
Ma technique est alors la suivante : d’abord, je génère à la volée un epub avec le plugin Dotepub, en un clic. Le résultat est moche mais suffisant pour lire les premières pages avant de décider si je souhaite lire le texte en entier. J’ai créé à cet effet un dossier “Extraits” dans ma liseuse (qui contient également les extraits gratuits des parutions récentes). Si le texte me plaît, j’utilise alors d’autres outils pour créer un epub digne de ce nom : Calibre et Sigil ou bien Feedbooks.
A côté de son catalogue de livres numériques, Feedbooks propose en effet un éditeur de livres numériques simple et performant. Il gère couverture, notes de bas de page et sommaire dynamique, mais ne permet pas d’intervenir sur la structure du livre (intitulés des parties et chapitres). Il présente l’énorme avantage de proposer une plateforme gratuite d’hébergement des fichiers ainsi créés, afin d’en faire profiter toute la communauté. J’ai moi-même fait l’expérience avec quelques textes courts récupérés sur Wikisource, comme Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant, de Thomas de Quincey, ou Le Bal du comte d’Orgel de Radiguet : la réalisation de l’epub prend quelques minutes et la mise en ligne, après vérification du fichier par l’équipe de Feedbooks, intervient un jour ou une semaine après.
Pour corriger, pour customiser : Le psychorigide de l’orthographe que je suis, allant parfois jusqu’à corriger au crayon une faute dans un livre imprimé (je sais, c’est absurde), pourrait désormais pousser le vice jusqu’à corriger une coquille directement dans le fichier epub. Sans m’étendre davantage sur mes propres TOC, il n’est pas rare de trouver sur les forums “pirates” des versions corrigées et améliorées des fichiers epub commercialisés par certains éditeurs truffés de coquilles ou de problèmes divers (métadonnées défectueuses, espaces insécables mal gérés, etc.). Non que je considère comme normal que ce soit au lecteur de faire ce travail ! Je corrige aussi systématiquement les fichiers téléchargés sur le Projet Gutenberg (ajout d’une couverture, d’un vrai titre de fichier, de métadatas propres, suppression de la vingtaine de pages sur les conditions de réutilisation, etc.). Les epub sommaires générés avec Calibre ou Dotepub sont un peu comme les livres vendus au XVIIIème siècle, sans couvertures, à charge pour l’acquéreur de les faire relier à sa convenance, en geste d’appropriation.
Pour conserver des textes épuisés : quel amateur éclairé, quel enseignant-chercheur en littérature n’a pas sa petite liste de livres épuisés, qu’il recherche assidûment chez les bouquinistes et sur les sites spécialisés ? Au titre de la copie privée, il m’est arrivé parfois de photocopier l’exemplaire conservé par la bibliothèque d’un livre que je cherchais désespérément sur Priceminister ou Livre-rare-book. Mais qui a envie de lire un livre sur des photocopies ? Avec la bonne méthodologie et de bons outils logiciels, transformer le tout en un beau livre numérique vraiment adapté à la lecture demande aujourd’hui peu de temps et de compétences.

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18 commentaires pour La liseuse fait-elle de moi un nouveau lecteur ?

  1. Ping : La liseuse fait-elle de moi un nouveau lecteur ? (via Lirographe) « Comprendre le livre numérique

  2. ap dit :

    Merci de ce témoignage, plein de bon sens!

    Sur la terminologie ‘liseuse’, ‘livrel’, il me semble que les négligences — coupables, à mon avis — dans le rendu des fichiers epub, suivant les plateformes, mettent en évidence la nécessité, aujourd’hui, de différencier les dispositifs matériels (‘liseuses’) des produits diffusés (‘livrels’). Cf. les rendus différents des différentes versions de « Des Oloé, Espaces élastiques Où Lire Où Ecrire », éditions D-Fiction, d’Anne Savelli.

    Et grand merci pour l’idée de mettre à profit les nouvelles techniques pour corriger patiemment coquilles et négligences — certaines inéluctables, d’autres moins pardonnables — dans la typographie et la mise en page (‘deuce’ en ces temps de tennis — entre édition imprimée : un peu de sérieux et de respect du lectorat, MM. les éditeurs imprimés, si vous voulez assumer vos revendications! — et les numériseurs de tout poil! La ‘lisibilité’ est à ce prix).

  3. juniverses dit :

    Bonjour ! très beaux articles. Beaucoup aimé celui-ci, sur la lecture numérique. Et comme j’ai le même TOC que vous – qui consiste à corriger les erreurs orthographiques jusque dans les livres imprimés – vous m’êtes d’emblée sympathique. Auriez-vous un compte twitter que je pourrais suivre ? c’est plus pratique pour moi que le RSS.

  4. Étranges réactions sur Twitter de François Bon et de moi-même à votre billet que vous pensiez si consensuel, mais avec un peu de distance je me demande si justement ce n’est pas cet aspect de votre texte qui nous a, l’un et l’autre, dans la chaleur de cette journée laborieuse, gêné, perturbé. Je ne peux pas m’exprimer à la place de François Bon, bien sûr, mais je pense que c’est sans doute ce qui explique nos réactions un peu vives.

    Je regrette surtout pour ma part que n’apparaisse pas, dans ce que vous décrivez du changement dans votre pratique subjective de lecteur, la volonté de lire des textes écrits directement pour ce support justement. Ce que propose Publie.net, mais pas uniquement.

    « Le prix me dissuade parfois de télécharger » écrivez-vous. Oui c’est souvent vrai, mais il faut être précis sur cette question. Si le prix est un critère, pourquoi n’évoquer que l’édition classique qui continue, dans sa majeure partie, à pratiquer des prix de vente de ses livres numériques à des tarifs indécents (seulement quelques euros moins chers que la version imprimée).

    L’exemple que vous citez peut alors être mal interprété (pour un éditeur 100 % numérique notamment) et paraître déplacée. En effet vous argumentez ainsi :

    « Entre l’édition papier d’un recueil de Benjamin Fondane à 9€ sur Amazon et l’édition numérique du même titre distribuée par Immatériel.fr à 29€, bloquée par des DRM qui m’empêcheront de surligner et de le transférer d’une machine à l’autre au gré de mes futurs changements de matériel informatique, mon choix est vite fait. »

    Quand on lit ça, on peut croire que le fautif dans l’affaire c’est Immatériel, c’est un comble n’est-ce pas ?

    Il faut reconnaître que c »est avant tout un problème d’éditeur. « Le Mal des fantômes », pourquoi ne pas citer le titre, pourquoi ne pas être précis en ne donnant que des exemples vagues, là où l’on pourrait avant tout dénoncer le prix exorbitant demandés par les éditions Paris Méditerranée ? Immatériel n’est qu’un intermédiaire dans cette affaire (le distributeur de Publie.net, c’est peut-être un peu agaçant au passage d’être oublié d’un côté et en même temps injustement dénoncé d’un autre côté) et il ne joue aucun rôle direct dans le prix du livre qu’il diffuse. Pourquoi préférer le citer là où seul l’éditeur de cet ouvrage est responsable du prix de vente ?

    Il ne vendrait pas à l’idée d’accuser un libraire du prix d’un livre car l’on sait très bien que c’est l’éditeur qui en fixe le prix. Pourquoi le faire quand il s’agit de livres numériques ?

    Par contre ce que je trouve intéressant dans votre article c’est comment la lecture numérique transforme le lecteur en éditeur :

    « Oui, je deviens (un peu) éditeur. Avec le livre numérique, la frontière entre lecteur et éditeur s’estompe, je l’expérimente à mon modeste niveau.
    Pour étoffer l’offre libre de droits, d’abord. »

    Votre présentation de Feedbooks, dans une approche dont on parle un peu moins, celle qui propose en effet un éditeur de livres numériques simple et performant, est également très intéressante.

    • Lirographe dit :

      Cher Pierre Ménard,
      merci pour votre intervention qui me permet en effet de dissiper un malentendu. J’ai même, entre-temps, gommé de mon texte la mention à Immatériel, m’apercevant qu’elle pouvait laisser entendre que c’est le distributeur que j’incriminais, ce qui n’était bien sûr pas du tout mon propos (une lecture rapide aurait même pu laisser croire que je faisais l’éloge d’Amazon, un comble dans le cas présent).
      D’ailleurs, et malgré mon goût du débat, je ne discerne pas le plus petit point de désaccord entre nous. Dans ce billet je ne fais que témoigner, avec le maximum d’honnêteté et de sincérité (j’aillais dire : de naïveté) de mon expérience très individuelle d’utilisateur.
      Merci encore de cette saine mise au point.

    • B. Majour dit :

      Bonjour,

      « Le prix me dissuade parfois de télécharger » écrivez-vous. Oui c’est souvent vrai, mais il faut être précis sur cette question. Si le prix est un critère, pourquoi n’évoquer que l’édition classique […]

      La réponse me semble pourtant évidente. Le lecteur classique attend la planche de salut de son éditeur habituel.

      Pourquoi, alors, citer les pionniers du numérique ?

      Cette déduction est à rapprocher de ce qui est dit ici :
      Oui, je télécharge surtout des textes gratuits. En ceci je ne déroge pas à la tendance générale puisque, d’après cette étude, 75% des ebooks téléchargés en France sont des ebooks gratuits.

      Il ne reste plus que 25 % de textes pour lesquels on est prêt à débourser.
      Ceci, en attendant la libération massive des livres contenus dans les réservoirs des bibliothèques. (quelques millions de livres à la BNF)

      Ce qui laisse rêveur sur les 25 %, qui vont vite devenir 15, 10, 5… et encore, l’autopublication va venir se payer une bonne tranche de ce pourcentage.

      Je tique cependant sur ceci :
      « Il ne vendrait pas à l’idée d’accuser un libraire du prix d’un livre car l’on sait très bien que c’est l’éditeur qui en fixe le prix. Pourquoi le faire quand il s’agit de livres numériques ? »

      Certes, l’éditeur en fixe le prix, mais il tient compte du libraire dans son calcul. Je ne connais pas un seul libraire qui travaille pour rien. (enfin, pas longtemps)

      En théorie, il y a 15-20 % du prix pour le libraire. Pour un libraire qui paye l’éditeur, en attendant de vendre… et s’il ne vend pas, le libraire obtient remboursement.

      Petit problème, on n’a plus ce jeu monétaire dans le monde numérique.
      Les libraires ne financent plus la production des éditeurs… à l’avance. (oups !)

      Si on rajoute que les « classiques » sont la vache à lait des éditeurs, on se rend bien compte que les éditeurs « papier » n’ont aucun intérêt à investir dans le numérique !

      Pour ce qui est des DRM, pourquoi ne regarder qu’Immateriel, pourquoi pas Amazon ou Apple ?

      Qui rajoute les DRM propriétaires dans ces cas-là ?
      L’éditeur ou le fournisseur d’accès ?

      Au passage, on regardera aussi qui rajoute le prix des DRM dans le coût de sa prestation, et qui doit comprimer sa marge. Et après, qui doit payer le tout !

      Ce qui rend l’alternative de Publie.net encore plus intéressante, et nécessaire.
      (même si je n’y trouve pas, encore, mes domaines de prédilections)

      Bien cordialement
      B. Majour

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  6. Jean-Paul Moiraud dit :

    Bonjour,

    J’ai rédigé un billet sur les liseuses

    I.pad et lissage social

    Cordialement

    jpm

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  9. Clémence dit :

    Bravo pour cet article très complet sur les diverses opportunités de lecture en format numérique! Etudiante, je conduis actuellement une recherche sur les nouvelles pratiques de lecture. Accepterais-tu par hasard de répondre a une interview?

  10. Clémence dit :

    Mille excuses je ne sais pourquoi je ne vous ai pas vouvoyé!

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