Qui a peur de Larbre-Dousset ?

imageLa fin de l’année approche, et avec elle la perspective des répartitions budgétaires par domaines d’acquisition pour l’année à venir, moment privilégié où le bibliothécaire se pose des questions que le quotidien vient souvent occulter. Il sait bien, pourtant, que dans un contexte de budgets et d’espaces parfois très contraignants, l’évaluation rigoureuse de l’adéquation de l’offre aux usages du public est d’autant plus nécessaire. D’autant plus nécessaire aussi que les proportions documentaires des bibliothèques, façonnées par leur historique, ne prennent pas toujours en compte les évolutions des 10 dernières années (je pense notamment à la place de nos documentaires, fortement dépréciés depuis l’essor du haut débit… 🙂 ).

Or voilà : même si les méthodes statistiques utilisées habituellement en bibliothèque définissent parfois de vagues seuils critiques (taux de renouvellement à 7,5%, taux de fonds actif à 50%…), l’articulation entre les indicateurs (le nom dit bien ce qu’il veut dire) et l’objectif de fonds (acquisition – désherbage) implique (c’est la condition de tout choix, de toute stratégie) de se construire par le respect ou l’écart d’une norme, d’un jalon explicite – le plus souvent, manquant. Lacune d’autant plus criante quand on se soucie de réinterroger les proportions d’une collection à l’échelle « macro »…

Prenons par exemple le célèbre taux de rotation. Indicateur relatif (à la bibliothèque considérée, aux chiffres des années précédentes), délicat à interpréter, il est connu des bibliothécaires, facile à calculer et permet de corriger les jugements empiriques sur l’usage des collections, à ces 2 grandes limites près :

  • il est peu adapté pour l’analyse des grandes proportions. On observe volontiers le TR des 600 ou des romans policiers, rarement celui des proportions adultes / jeunes, ou documentaires / fictions. Les observerait-on, que le chiffre obtenu serait très difficile à interpréter, à traduire en objectif de fonds, par manque d’éléments de comparaison.
  • il ne fournit pas de repère quantitatif clair. Ce n’est pas son rôle. Avec le risque que, d’année en année, on fasse invariablement le même constat : pas assez de sciences, pas assez de 600, etc., car on n’a pas tiré les justes conséquences des indications données par le TR l’année précédente.

Le taux de rotation n’est qu’un exemple : les indicateurs donnent des directions mais peu de repères quantitatifs, un diagnostic du détail mais pas des grandes proportions. Dès lors, l’une des pistes à explorer peut être la fameuse formule de Larbre-Dousset (1988), du nom d’Emmanuel Dousset et François Larbre. Je ne crois pas trop m’avancer en disant que peu de bibliothèques publiques françaises l’utilisent (c’est le cas, par exemple, au SCD de l’Université Paris X, si on en croit leur charte documentaire). Ce n’est pas réellement un indicateur, mais une méthode inspirée des travaux de Mc Clellan, visant à déterminer la taille idéale d’un segment de collection relativement à son usage, en associant une pondération qui évite aux classes qui sortent peu d’être écrasées par les classes les plus plébiscitées. Précisons également que certains domaines (fonds spécialisés, fonds à valoriser…), relevant d’une politique d’acquisition spécifique et volontariste, sont à exclure du calcul.

Elle est souvent présentée comme une formule servant à déterminer les proportions documentaires initiales lors de la création d’un établissement, bien qu’elle se nourrisse des statistiques de prêts et ne puisse donc être « ajustée » convenablement que lorsque la bibliothèque dispose d’au moins un an de chiffres de prêts. C’est donc bel et bien un outil destiné à la gestion courante d’un fonds.

Volontiers raillée pour sa précision prétendument abusive, elle fait un peu figure, comme le Conspectus, de monstre de la politique documentaire : outils d’une précision fascinante et impossibles à mettre en oeuvre… ce qui est finalement paradoxal. En vérité, si la formule LD est l’un des moins mauvais outils mathématiques de gestion d’une collection, c’est précisément parce qu’elle assume son pragmatisme. La formule de Mc Clellan, sur laquelle elle se base, pourrait être employée par un détaillant pour sa gestion de stock : total des articles pouvant être stockés dans le magasin multiplié par le nombre de vente d’un certain type d’article durant l’année précédente, le tout divisé par le total des ventes de l’année précédente. Soit en bibliothèque : « (Exemplaires du tout X Prêts de la partie) / Prêts du tout ». Constatant qu’une telle formule réduirait certains domaines à des quantités si ridicules que la représentativité et l’attractivité du fonds en serait affectée (poésie, 800…), François Larbre et Emmanuel Dousset l’ont tout bonnement pondérée par l’utilisation de deux exposants (2/3 et 3/4), de manière aussi à définir une fourchette et non un chiffre intangible.

Le principal intérêt de la méthode de LD est de penser la collection de façon arborescente : d’abord la grande échelle (adultes – jeunes), puis l’intermédiaire (docs – fiction) et enfin le niveau plus petit (domaines, genres). Si le fonds de la bibliothèque est important, dans le cas d’une médiathèque centrale par exemple, on peut même l’appliquer au niveau plus fin. Cela signifie qu’on peut l’utiliser au sein d’une quantité de documents déterminée (par exemple : les documentaires adultes doivent rester à quantité à peu près égale, car la bibliothèque, très pragmatiquement, souhaite assurer une relative stabilité au grand découpage de ses espaces), ou remettre en cause la taille de l’ensemble supérieur (et intervenir à un moment où une bibliothèque se pose la question de la taille de son fonds de documentaires, par exemple). Il serait tentant d’y voir un moyen de s’exonérer de toute analyse, puisque le même chiffre garantit à lui seul le respect de deux contraintes (demande du public + variété de l’offre moins demandée). La naturelle fascination (voire fétichisme) pour le chiffre ne doit pas faire oublier les autres contraintes (taux de renouvellement souhaités, âges maxi, etc., sans parler des contraintes structurelles : espaces, mobilier, personnel…). Et, comme tout chiffre de prêt, il est à mettre en perspective avec le public à conquérir (appliquer une pondération spécifique pour les domaines documentaires plébiscités par les publics absents ?). La question est maintenant : y a-t-il des raisons de s’écarter du chiffre proposé par la méthode de LD?

Bref, très utile lors de la création d’une bibliothèque (à condition de disposer de chiffres de prêts d’une population « équivalente » par l’âge, les CSP…) ou d’un désherbage massif (en appui des âges médians, pour indiquer les grandes masses où le désherbage devra s’exercer), cette formule stimulante doit être utilisée avec sens critique. Appliquer Larbre-Dousset aux grandes proportions d’une collection à l’occasion d’un désherbage, c’est un peu comme aller chez le coiffeur quand on a l’habitude de se faire couper les cheveux par ses amis ou sa famille : redonner une forme à sa coiffure, pour le plaisir de se rendre méconnaissable et d’entendre vos amis fidèles vous dire : « Oh, ça te change… »

(Merci à Emmanuel Dousset pour sa disponibilité et sa gentillesse)

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10 commentaires pour Qui a peur de Larbre-Dousset ?

  1. Thierry Giappiconi dit :

    Le taux de rotation n’est qu’un indicateur parmi d’autres. La question de l’évaluation demeure toujours celle de l’objectif. C’est au regard d’un objectif, et seulement en considération d’un objectif que l’on peut interpréter un résultat quel qu’il soit. Un compteur de vitesse indique la vitesse atteinte, soit. Si votre objectif est de respecter le code de la route, la vitesse de 50 km/heure en agglomération n’est pas moins bon, quoiqu’inférieure, à celle de 120 km/heure sur autoroute. Encore tout cela peut-être relativisé en fonction de la visibilité et des conditions climatiques. Si vous mettez plus de temps que prévu à accomplir un temps de trajet évalué en amont sur ces considérations, un certain nombre de facteur peuvent expliquer ce retard, et ils peuvent ne pas être tous négatifs, plaisir de contempler un paysage, ou tout autre raison.
    Si l’on prend l’exemple du taux de rotation des documents, son interprétation dépendra de votre objectif. Si celui-ci est distributif, la rotation d’un bestsellers sans intérêt (il en existe et les bibliothèques peuvent être conduites à en acheter pour des considérations diverses), sera considéré comme positif. Mais si tel n’est pas le cas, la chose ne surprendra pas et sera considérée comme prévisible et sans intérêt. Si votre objectif est plus culturel, et si vous vous apercevez qu’une oeuvre incontournable n’est pas empruntée, peut-être conviendra t-il de se souvenir que le président de la République, qui a de multiples occupations, ne peut créer d’événements autour de tous les œuvres de littérature classique comme il l’a fait autour de La Princesse de Clèves, et qu’il conviendrait que les bibliothécaires s’en préoccupassent eux-mêmes de temps à autre s’ils considèrent que tel est leur mission.
    Il est tout a fait pertinent de s’interroger sur la valeur des segments considérés. Mais là aussi, j’inverserais la proposition. Cette valeur ne me semble pas devoir résulter d’un calcul mathématique sur son usage, mais d’une segmentation établie sur la base d’objectifs préalablement et explicitement définis en fonction d’un plan de développement des collections.
    Le débat sous-jacent est l’offre documentaire doit-elle être passive (distributive) ou active (au service de politiques publiques), et par conséquent un système mathématique peut-il transgresser l’exercice maitrisé d’une responsabilité d’ordre intellectuelle et politique ?
    Quant au Conspectus, je n’en défendrais pas une acception rigoureuse et dogmatique, pas plus que je ne le ferais, d’ailleurs, pour quelque système bibliothéconomique que ce soit. Mais j’en retient deux choses qui me semblent incontournables :
    • le concept de niveau pour un ensemble documentaire (et non pour un document…), parce qu’il peut-être rapporté à un objectif de politique publique ;
    • la représentation alphanumérique des ces niveaux, pour en permettre l’évolution, du stade de départ au stade d’objectif en passant par les étapes intermédiaires.
    Bien cordialement
    Thierry Giappiconi

    • Lirographe dit :

      Merci pour votre intervention très flatteuse : c’est un honneur de répondre ici à l’un des professionnels pour lequel j’ai le plus de respect (je tenais à le préciser, après ma phrase sur le Conspectus…). Mon questionnement est ici d’ordre pratico-pratique, fécond, je l’espère, que l’on se place – pour schématiser terriblement – dans une logique d’offre ou dans une logique de demande. En effet, mon propos n’est pas de prétendre qu’un bibliothécaire doit être un simple gestionnaire de stock. Tout est question de choix dans le travail de définition d’une politique documentaire, et l’intérêt d’un outil mathématique de suivi est précisément de servir de référent, de base sur laquelle construire ses objectifs.

      Mais que les indicateurs d’usage servent – j’allais dire : uniquement – à mesurer l’atteinte d’objectifs entièrement préétablis sans les modifier en retour me paraît improbable… Si un segment de collection ne trouve pas son public, malgré les efforts budgétaires consentis volontairement depuis des années pour le renouveler et le valoriser, c’est bien qu’il faut revoir ses objectifs initiaux. Pour filer votre métaphore, je vois davantage le plan de développement des collections comme un outil d’ajustement permanent que comme une feuille de route dont les indicateurs de prêts ne seraient que la jauge de vitesse : si la destination doit changer en cours de route, car le village où je voulais aller a été entre-temps rayé de la carte, je devrais bien en tenir compte…

      Bien cordialement,
      CR

  2. C. Belayche dit :

    bonjour,

    Merci de rappeler cette époque où l’on voulait formaliser , en chiffres , les politiques documentaires .

    La formule de Larbre Dousset, pour quoi pas, bien que la question reste : quels objectifs ? et quelle traduction chiffrée, comment calcule-t-on / définit-on les fameux coefficients de la fameuse formule, ou d’aiileurs de toute autre formule de ce type( même question pour les fameux conspectus de l’époque précédente . D’ailleurs quand vous dites, « il es admis taux de ren = …  » il est admis par qui, sur quelles bases, pour quels types de collections,… et pour quels objectifs ? et quand ces chiffres ont ils été « admis » ? car les temps changent, l’édition aussi, etc.

    Oui il faut segmenter, car on ne travaille pas de la même façon sur un taux de renouvellement d’ouvrages de Philo ou de romans policiers, donc … il faudra autant de formules (et de coefficients) que de segments, et re- belote comment calculer ces coefficients?
    N’utiliser que les résultats des années précédentes n’est pas convaincant : les collections évoluent, un changement de présentation ( en haut / en bas , sur des présentoirs = la mise en valeur des collections) peut faire évoluer des visibilités en rayon, par exemple.

    Donc on continue à chercher, et surtout il faut comme vous le dites bien regarder les chiffres des évaluations précédentes, et essayer d’en tirer des conclusions , ET CELA c’est le plus difficile.

    C. Belayche

  3. Lirographe dit :

    Bonjour,
    la définition du coefficient est expliquée par François Larbre dans l’article de BBF mis en lien. Il part du constat que, si l’on applique simplement la même proportion que les prêts aux collections, on réduit exagérément (oui, c’est pragmatique…) le choix dans les classes qui sortent peu. Il faut donc y appliquer une pondération (entre 2/3 et 3/4).
    Tous les seuils utilisés en poldoc ne sont-ils pas définis par les usages, avant tout ? Sinon, on peut remettre en cause pareillement le taux de renouvellement à 7,5% (qui a décrété que, en-deçà, le public percevait la collection comme stagnante ?), les taux de fonds actif, etc. Il faut bien constater des écarts pour poser une analyse. Même les enquêtes de satisfaction du modèle « LibQual+ » se basent sur ce constat.

    Sur le taux de renouvellement, vous soulevez là une réelle difficulté de la formule de LD utilisée comme méthode de gestion courante (on a compris que ce n’est pas vraiment mon option…). Pas facile d’appliquer un taux de renouvellement constant à un segment de collection dont la taille varie d’année en année.

    Passer de l’analyse des stats à des objectifs de fonds annuels pour une bibliothèque de quartier en vitesse de croisière ne pose pas de réels cas de conscience : la charge de travail par acquéreur, les compétences, les chiffres modestes, font que la répartition s’impose – presque d’elle-même. Mais lorsqu’on souhaite remettre en cause les grandes proportions d’une collection (car tous les indicateurs alertent sur l’urgence d’un désherbage massif; car, comme vous le dites, les temps changent), alors sur quelle base s’appuyer ?
    Vous rappelez à juste titre « l’historicité » de cette méthode: mais a-t-on réellement cherché à l’appliquer en son temps ? Ne s’agissait-il pas davantage d’une proposition intellectuelle visant à susciter la réflexion que d’une solution pratique clef en main ? De même, je m’interroge aujourd’hui sur l’articulation entre l’analyse (sur laquelle les bibliothécaires ont développé de réelles compétences grâce aux travaux de B. Calenge, notamment) et la définition des objectifs de fonds, à grande échelle…

  4. Thierry Giappiconi dit :

    Vous avez raison de rappeler que le développement d’une collection ne peut se réduire à une logique de gestion de stock. Il est en effet toujours nécessaire de rappeler que la définition d’une politique documentaire ne peut être considérée indépendamment des politiques publiques locales ; ce que l’on pourrait résumer, pour chaque segment documentaire significatif (mathématiques, droit, littérature, histoire, etc.) par les questions « pourquoi et pour qui ? », « à quel niveau et sous quelle forme ? », et last but not least « combien ça coûte ? ».
    Si nous en sommes d’accord, il ne me semble pas que l’on puisse formuler les choses en une opposition entre offre et demande. D’abord parce que toute organisation de service (et la bibliothèque en est une) se définit par son offre ; ensuite parce qu’un service public répond à des « besoins » (c’est-à-dire toute attente exprimée ou non exprimée considérée par des décideurs publics comme devant être satisfaite au regard d’objectifs de politiques publiques) et non à des « demandes ».
    Vous avez raison d’insister sur le fait que les indicateurs doivent être sélectionnés et conçus pour servir « l’aide à la décision ». Les politiques publiques et l’étude de l’environnement ne sont en effet pas des sciences exactes. L’évaluation a donc aussi pour but d’inviter à réfléchir non seulement sur la portée des résultats (quel impact sur les bénéficiaires et quel effet sur la collectivité peut-on déduire de tel ou tel résultat ?), mais aussi, bien entendu, sur la pertinence des objectifs. Encore faudrait-il que projets et action aient été précédés d’une réflexion sur les missions et objectifs, que ceux-ci ait été explicitement définis, et enfin compris et partagés par les décideurs politiques et l’équipe de la bibliothèque… Une fois cette question éclaircie le débat sur les méthodes de calcul devient alors plus simple. Encore faudrait-il que les collections soient méthodiquement indexées à partir d’indices systématiques permettant d’évaluer des segments cohérents… et distingués des cotes.

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